XIII
POURSUITE
Bolitho s’accroupit près du panneau de descente écaillé du Segura et commença à griffonner sur un bout de papier. La lumière se levait, l’air devenait légèrement tiède après la fraîcheur de l’aube ; il se força à se concentrer. Il lui fallait sans cesse faire une pause pour rassembler ses forces, tant était grande sa crainte que la fièvre ne revînt.
Il se releva pour jeter un coup d’œil par-dessus le pavois bâbord. La corvette française était là, il distinguait les vergues, les voiles bien gonflées, le boute-hors effilé. Tout indiquait qu’elle avait simplement l’intention de venir en route de collision pour effectuer une inspection. Un mille à peine séparait désormais l’élégant bâtiment de guerre de cette vieille épave de Segura.
Bolitho plia soigneusement son bout de papier et s’approcha de Veitch.
— Prenez ça – il glissa le papier dans la poche de l’officier. J’y ai écrit ce que je sais.
Ce que je suspecte eût été plus exact.
— Comme cela, si je tombe, vous transmettrez ce billet à l’autorité supérieure, faites de votre mieux.
— Le français réduit sa toile, monsieur, annonça Plowman d’une voix rauque.
Veitch lui fit signe qu’il avait entendu.
— Il ne va pas tarder à être sur nous.
Bolitho laissa ses yeux courir sur la longueur du pont. Ils avaient moins de gîte désormais, il n’y avait même plus assez d’air pour gonfler les voiles, son plan était donc arrêté. Encore eût-il fallu, pour faire autrement, qu’il eût le choix, songea-t-il amèrement.
Allday revenait.
— Mèche en place et parée, monsieur. Ça devrait nous laisser un quart d’heure.
— Trop long, répondit Bolitho qui observait la corvette à la lunette. Coupez-en encore autant que vous pouvez. Cinq minutes.
Il les entendit hoqueter de surprise, mais lui voyait toujours ce français qui se rapprochait, voiles brassées carré pour prendre le maximum de vent. Il distinguait sa carène, brillante au soleil, tandis que la corvette reprenait de l’erre à sa nouvelle allure.
— Regardez donc son doublage, leur fit remarquer Plowman, ça ne fait pas longtemps qu’elle a quitté le port !
Bolitho ressentait une sorte de frémissement d’excitation. L’un des bâtiments de Brueys peut-être ? Qui pouvait appartenir à une longue ligne d’éclairage disposée en avant de la puissante flotte de l’amiral, au large puis jusqu’en Egypte. Il repassait dans sa tête tous les éléments d’information dont il disposait, ceux qui étaient sûrs, les on-dit. Ce bâtiment représentait bien plus que ce qu’il était supposé être, une corvette isolée qui leur barrait la route et mettait leur sûreté en péril. Comme un colosse, la flotte de Brueys, transports et bâtiments de ligne, allait se ruer sur Malte, l’utiliser comme tremplin avant de gagner les côtes égyptiennes. Et de là, elle allait continuer vers les Indes, toutes ces possessions que l’Angleterre avait manqué perdre au cours d’une autre guerre.
— Faites embarquer l’équipage dans le canot, je vous prie.
Et il attendit une remarque de Veitch ou de Plowman. Mais le lieutenant de vaisseau se contenta de dire :
— Je ne quitterai pas ce bâtiment sans vous, monsieur. Et c’est mon dernier mot.
— Vous désobéiriez à votre commodore, monsieur Veitch ? répondit Bolitho en souriant. En temps de guerre, voilà qui peut vous valoir la corde !
Ils éclatèrent de rire et Veitch répliqua :
— C’est un risque que je prends, monsieur.
Les marins se bousculaient pour passer par-dessus bord, Bolitho espérait que personne, à bord du français, n’avait remarqué quelque chose d’anormal. Après tout, il était dérisoire d’espérer venir à bout d’un bâtiment aussi manœuvrant qu’une corvette. Quant à essayer de s’échapper dans une embarcation, avec la Méditerranée et pas une seule terre devant soi, c’était pure folie.
Allday revenait, le souffle court.
— Mèche parée, monsieur.
Il lui désigna du regard l’autre bâtiment. Trois pièces étaient en batterie, de petits six-livres, mais suffisants pour venir à bout du vieux Segura, même s’il n’avait pas eu en cale sa dangereuse cargaison.
— Il n’y a plus que nous, ajouta-t-il – et, lui montrant la roue : Plus ce fou de Suédois.
Larssen leur fit un grand sourire, la peur semblait lui être aussi inconnue qu’à un enfant.
— Oui, je suis là, monsieur !
Ils entendirent un bruit déchirant et virent en se retournant un nuage de fumée sur le flanc de la corvette. Le boulet unique passa dans le gréement de misaine avant de soulever une mince gerbe, loin sur leur tribord.
Bolitho se contenta de sourire.
— Signalez que nous avons reçu et compris – il fit signe à Allday : Criez des ordres à notre équipage fantôme.
Il savait que le capitaine français observait sûrement le Segura et probablement lui en particulier. Il jeta un rapide coup d’œil au canot qu’il voyait dériver rapidement sous le vent, bourré à craquer d’hommes, d’avirons et d’un fatras de mâts et de voiles que Veitch se tenait paré à gréer.
Bolitho prit la barre et ordonna à Larssen :
— Hissez le pavillon.
Le Suédois lui fit un grand sourire, et quelques instants plus tard, les couleurs américaines flottaient à la corne.
La réponse ne se fit pas attendre : nouvelle explosion, le boulet toucha cette fois la coque du Segura qu’il secoua violemment, comme un gros marteau.
Bolitho ne s’attendait pas à leurrer la corvette. Mais tout cela prenait du temps, il aperçut du coin de l’œil Veitch qui agitait son chapeau pur lui indiquer qu’il était paré.
Un bruit sourd à l’avant : il vit Allday s’écarter avec sa hache alors que le foc marron foncé tombait en masse autour de lui. Le français parut s’en satisfaire, car son commandant lofa immédiatement pour venir en route parallèle et en gardant le Segura sous son vent, tandis que ses hommes réduisaient la toile, parés à accoster. Des marins étaient perchés dans les enfléchures avec des grappins, le détachement de prise courait vers les gaillards dans un cliquetis de métal pour assurer le premier contact.
Bolitho sentit la roue tressaillir dans ses mains. Privé de foc, le Segura partit en embardée, toutes voiles faseyantes.
— Allumez la mèche !
Il entendit Allday rendre la barre à Larssen avant de se précipiter en bas. Il aperçut un marin, perché tout en haut du grand mât de la corvette, qui, à grand renfort de gestes, montrait quelque chose. Il devina qu’il avait aperçu le canot et essayait de transmettre l’information à l’arrière, au milieu du fracas que faisaient voiles et poulies, sans compter les cris des hommes, pressés de se battre, même sans véritable adversaire.
Bolitho se forçait à rester près de la roue. S’il prenait trop vite la poudre d’escampette, le français aurait encore le temps de s’éloigner. Il pensait à cette mèche qui brûlait dans l’entrepont, espérant qu’Allday n’avait pas, sous le coup de la fatigue, mésestimé sa longueur.
— Mèche allumée !
Allday était couvert de foin, comme s’il sortait d’un grenier de ferme. Il avait sans doute soigneusement évité de faire passer la mèche dans l’autre cale pour éviter une explosion prématurée.
— Paré à la bosse !
Il attendit qu’Allday eût atteint le pavois, toujours avec sa hache.
— Et vous, Larssen, dépêchez-vous aussi !
Apercevant une ombre près de ses pieds, il leva les yeux vers le pavillon américain. Faisant la grimace, il leur cria :
— J’ai suffisamment souillé ce pavillon pour aujourd’hui, je vais couper sa drisse !
Mais tâtant son côté pour tirer son sabre, il s’aperçut que dans sa hâte, avec cette fièvre qui lui avait fait perdre la mémoire, il avait oublié de le monter sur le pont.
Un coup de mousquet de l’autre côté, il entendit la balle se ficher dans le pavois de l’autre bord. Les Français du détachement d’abordage poussaient des hurlements, aboyaient comme une vraie meute à la vue de l’ennemi qui essayait de leur échapper.
Allday, surprenant la scène, tendit sa hache au matelot et lui dit :
— Tiens ça, je descends chercher son sabre !
— Laissez tomber ! lui cria Bolitho.
Une nouvelle balle passa en sifflant derrière lui, signal d’une véritable fusillade. Des éclats de bois arrachés au pont volaient dans tous les sens.
Bolitho entendit Larssen pousser un cri. L’homme tomba à genoux, les yeux fermés. Il essayait d’arrêter le sang qui jaillissait de sa cuisse.
Bolitho, s’empêchant de penser, essayait d’oublier la mèche. Cinq minutes. Elle devait déjà avoir brûlé tout ce temps.
Il tira le marin contre le pavois et entendit Allday qui soufflait à perdre haleine sur le pont pour venir les rejoindre. Il lui cria :
— Prenez-le ! Nous allons sauter ensemble !
Ils grimpèrent sur le pavois dont le bois était encore humide de la rosée nocturne. Allday trancha la bosse, ils tombèrent dans l’eau comme trois paquets, le bout coupé enroulé autour d’eux.
Ils s’enfonçaient encore et encore ; la lumière du soleil n’était plus qu’un brouillard rose : Bolitho se dit qu’il devait s’agir du sang de Larssen, il sentait ce bout rugueux qui les tirait comme un lacet, il devina que les hommes de Veitch tiraient sur leurs avirons comme des forcenés. En dépit des circonstances, il trouva encore le temps de songer à ces deux marins qui avaient déserté à Malte, qui ne sauraient jamais à quel point leur crime leur avait porté chance. S’ils étaient restés à bord, ils n’auraient sans doute pas trouvé place dans le canot ni pu se mettre aux avirons.
L’eau était brillante au-dessus de lui. Lorsqu’il creva la surface en s’ébrouant pour reprendre sa respiration, il aperçut le canot, voile hissée, et plusieurs silhouettes qui faisaient de grands signes, qui l’acclamaient peut-être.
Larssen s’était évanoui, Allday et lui ne pouvaient faire mieux que de lui maintenir la tête hors de l’eau tout en s’accrochant à la bosse que les hommes du canot déhalaient main sur main, malgré la traction des avirons et de la voile et en dépit du freinage de l’eau.
— Bon Dieu, cria Allday, je ne voudrais pas faire ça trop souvent !
Bolitho tournait la tête pour lui répondre lorsqu’il entendit une explosion assourdissante déchirer l’air du matin. Il sentit l’onde de choc lui frapper de plein fouet la poitrine et les jambes, ce qui lui vida les poumons. Ils se retrouvèrent entortillés dans leur bout comme des marionnettes impuissantes.
Des morceaux de bois et des bouts de cordages, des paquets de foin jaunis volaient autour d’eux. Un élément de charpente entier plongea tout près d’Allday, rebondit comme un bélier, le manquant de quelques pouces à peine.
— Bon sang, cria Allday, çui-ci n’est pas passé loin !
Bolitho réussit à se retourner, à se maintenir à la verticale en attendant la fin du déluge qui leur tombait dessus. Il jeta ensuite un coup d’œil aux deux vaisseaux. En fait, il n’y en avait plus qu’un seul. Le Segura avait totalement disparu, laissant un grand cercle d’écume et de bulles, de bois d’épave et d’un foin qui ne nourrirait jamais la cavalerie française.
On aurait dit que le Segura se vidait de son sang en plongeant dans les abysses : l’écume qui flottait toujours se teintait de rouge ; les tonneaux de vin avaient dû exploser en même temps que la poudre.
La corvette était en mauvais état. A première vue, il avait cru qu’elle avait réussi à réchapper à l’explosion, mais il la vit s’incliner sur l’eau et distingua bientôt au soleil un trou béant dans la coque. Le doublage de cuivre s’était ouvert comme le ventre d’un requin. Gréement et voiles étaient en pièces, oscillaient comme une vis sans fin, la coque s’inclina davantage. La brèche disparut et l’eau s’y engouffra. Qu’elle n’eût pas pris feu tenait du miracle, mais Bolitho savait bien que son commandant aurait du mal à sauver son équipage, sans parler d’éviter à son bâtiment le sort du Segura.
Une ombre se penchait au-dessus de lui, il sentit des mains qui le saisissaient sous les aisselles, d’autres se penchaient pour hisser le Suédois toujours inanimé.
Veitch souriait en le regardant remonter avec aussi peu de cérémonie en compagnie d’Allday.
— Vous voyez, monsieur, je vous ai attendu !
Bolitho, allongé sur le dos, regardait le ciel.
— C’est passé tout près.
Allday tordait sa chemise par-dessus le plat-bord.
— J’avais réglé la mèche à dix minutes, monsieur. Sans quoi…
Bolitho se tourna vers lui. Respirer lui faisait mal. Il remarqua les grandes traces sur le dos d’Allday, séquelles des coups de fouet du soldat. Elles étaient encore rouges et ne disparaîtraient jamais complètement. Il en ressentait une tristesse étrange. Allday avait servi dans la marine pendant la plus grande partie de sa vie et avait toujours échappé au fouet, ce qui n’était pas chose courante. Et maintenant, à cause de son courage, de sa loyauté sans faille, il allait garder ces traces pour le reste de ses jours.
Il tendit impulsivement le bras et lui toucha l’épaule.
— Vous avez bien fait. Et je suis désolé pour tout ça.
Allday se retourna sur le banc de nage.
— C’est pas encore demain la veille qu’on réussira à vous avoir, monsieur ! – il souriait, la fatigue s’estompait. Faut dire que vous avez plus de cicatrices qu’un chat n’a de vies !
Bolitho lui rendit son sourire :
— Mais, cher ami, il n’y en a pas de plus honorables.
— Et où allons-nous maintenant, monsieur ? demanda Veitch en se raclant la gorge.
Bolitho se dressa contre le plat-bord. La voile pendait, il se retourna pour observer la corvette. Quelqu’un tira un coup de feu, un marin se leva pour se moquer.
— Doucement, les gars ! fit Bolitho. Je comprends ce que vous ressentez, Mais ce coup ne nous était pas destiné, les hommes se battent là-bas pour monter dans les canots.
Veitch commençait à saisir : guère d’officiers, un équipage terrifié. Bolitho avait connu cela, ce ne serait peut-être jamais le cas de Veitch, s’il avait de la chance.
— Il coule !
La petite corvette commençait à chavirer, le pont s’inclina vers les spectateurs silencieux. Des plumetis blancs marquaient çà et là l’endroit où des fragments de l’explosion tombaient de la mâture. Une pièce de six-livres se détacha du bord le plus élevé et dévala dans le pavois en entraînant une poignée de silhouettes qui se débattaient.
Ils entendaient de faibles cris, des pleurs, le flot rugissant de l’eau qui s’engouffrait. Les mâts touchèrent presque simultanément la mer, s’abattirent au milieu des nageurs et coupèrent en deux la seule chaloupe mise à l’eau.
— On ne peut rien faire pour eux, monsieur, fit Plowman de sa voix rude.
Bolitho se tut. Le pilote avait raison, bien sûr. Leur chaloupe coulerait bas, ou au mieux, ils seraient débordés et faits prisonniers par les survivants français. Le savoir était une chose, l’admettre en était une autre.
L’aspirant Breen se mit à renifler bruyamment et, lorsque Bolitho se retourna, il le vit assis sur un tonneau, le grand Suédois, Larssen, blotti sur les genoux.
Plowman se fraya un passage et lui demanda :
— Que se passe-t-il ?
— Il est mort, monsieur, répondit le jeune garçon à Bolitho.
— Pauvre vieux, fit Allday. Les gars, passez-le par-dessus bord.
Mais Breen se cramponnait au corps, les yeux rivés sur Bolitho.
— M… mais, monsieur, ne pourrions-nous pas dire quelque chose pour lui ?
Le visage constellé de taches de rousseur ruisselait de pleurs, il semblait être le seul à ne pas voir ce bâtiment qui coulait près d’eux. Non, il ne pensait qu’à cet homme qui venait de mourir à côté de lui.
— Oui, monsieur Breen, acquiesça Bolitho, faites-le.
Il se tourna vers Veitch tandis que Breen commençait à dire de sa voix haut perchée une prière qu’il avait probablement apprise avec sa mère. Un peu plus loin, l’un des marins, un chef de pièce, homme rude et d’expérience, avait détaché son mouchoir pour se protéger la nuque du soleil.
— C’est une dure leçon, dit-il à Veitch.
— Oui – le lieutenant lui prit doucement le bras, comme pour ne pas troubler la prière de Breen. Ça y est, il coule !
La corvette glissait dans les eaux, quelques survivants nageaient déjà vers la chaloupe du Segura.
Il y eut un plouf ; Bolitho aperçut le visage de Larssen, tout pâle et brouillé sous la surface, tandis que son corps s’éloignait lentement.
— Sortez !
A l’avant, un homme cria :
— Qu’ils aillent au diable ! En voilà encore un autre !
Un petit rectangle de toile claire émergeait dans le soleil à l’ombre de la terre et encore caché par la brume du matin. Quelques-uns des Français, accrochés à des morceaux de bois ou à des espars, poussèrent des cris de joie, tandis que se faisait à bord de la chaloupe un silence pesant.
Bolitho attrapa la lunette rangée dans le fond et la pointa sur le bâtiment. Il allait peut-être venir ramasser les survivants, mais le vent pouvait encore les sauver, s’il voulait bien se lever. Il se sentait la bouche sèche.
— Rassurez-vous, les gars ! C’est la Jacinthe !
Le souffle de vent qui subsistait gonflait fermement ses voiles. Inch venait droit sur eux, canots parés à affaler.
La corvette avait pratiquement disparu, on ne voyait plus que l’arrière et son pavillon tricolore.
Bolitho vit la Jacinthe venir dans le vent, mettre ses embarcations à la mer. Elle s’immobilisa enfin tout près d’un groupe d’hommes qui nageaient. Un canot faisait force de rames dans leur direction, un jeune lieutenant de vaisseau se leva pour les héler, le visage rouge de colère.
— Que Dieu vous damne, M’sieur*, vous n’êtes qu’un poltron ! Laisser vos hommes se noyer, alors que vous avez une chaloupe !
Le canot s’approcha et Allday mit les mains en porte-voix, incapable de réprimer un rire :
— C’est comme ça que vous souhaitez la bienvenue à votre commodore ? Mettez-vous plutôt au garde-à-vous !
Des mains se tendaient pour rapprocher les deux embarcations.
Bolitho passa de l’autre côté et rejoignit l’officier rouge de confusion.
— Il n’y a pas si longtemps, j’avais moi aussi un bâtiment, monsieur MacLean – et, lui prenant le bras : Mais je comprends que vous vous soyez trompé.
Le temps de rejoindre la corvette, Bolitho mesura l’enthousiasme que suscitait son retour. Le lieutenant de vaisseau MacLean, très gêné, lui avait déjà expliqué que la Jacinthe était en route pour Gibraltar avec des dépêches destinées à l’amiral. Apparemment, le commandant Inch avait fait un détour non prévu, juste pour essayer de retrouver le Segura. MacLean ne laissa pourtant aucune illusion à Bolitho : il s’agissait uniquement d’un beau geste, car ils avaient abandonné depuis longtemps tout espoir de le revoir.
Bolitho se hissa tout seul à bord, où Inch l’accueillit, fou de joie. Sa voix était couverte par les clameurs des marins. Il prit la main de Bolitho pour l’aider. Son grand visage chevalin rayonnait de bonheur et de soulagement, tout le monde se pressait pour toucher le commodore.
— Le commodore a failli mourir d’une fièvre ! fit sèchement Veitch. J’ai peur qu’il ne meure étouffé si vous continuez comme ça !
Inch conduisit Bolitho à l’arrière, incapable de dominer son excitation. Bolitho y découvrit avec surprise qu’il y avait une femme dans la chambre minuscule. Elle avait l’air aussi bouleversée qu’Inch.
— Voici Mrs. Boswell, monsieur, lui dit Inch. Elle rentre en Angleterre. Je l’emmène à Gibraltar.
Bolitho s’inclina.
— Pardonnez-moi, madame – il jeta à Inch un coup d’œil entendu. Nous retournons à Syracuse le plus vite possible.
— Mais naturellement, je comprends, répondit-elle en se tamponnant les yeux.
— Alors, Inch, racontez-moi tout. L’escadre est-elle encore au mouillage ?
Inch perdit son air joyeux.
— Oui, monsieur, à l’exception du Lysandre et du Busard. Javal est parti seul, mais on m’a dit que le Lysandre avait appareillé pour Corfou.
Bolitho s’assit et décolla de sa peau sa chemise espagnole.
— Ainsi, le commandant Farquhar joue son propre jeu, c’est cela ?
Inch semblait de plus en plus mal à son aise, malheureux même.
— Non monsieur, le commandant Herrick a repris le Lysandre. Sir Charles Farquhar, puisque c’est son nouveau titre, commande l’escadre de Syracuse. Il a l’intention d’attendre sur place… – il cilla sous le regard insistant de Bolitho – … d’attendre la flotte qui arrive sous les ordres de Sir Horatio Nelson.
Bolitho se leva, obligé de rester courbé sous les barrots, et s’approcha des fenêtres de poupe grandes ouvertes.
Herrick était parti. Seul. Le reste était clair comme de l’eau de roche.
Il entendit la femme commenter :
— C’est un homme bon, je l’ai rencontré avant son appareillage.
— C’est vrai, madame, fit Bolitho en se retournant.
— Lorsque nous avons entendu l’explosion, reprit Inch, nous avons pensé qu’il s’agissait d’un grand bâtiment.
— La cargaison du Segura. Il fallait que nous rejoignions l’escadre, cette corvette en avait jugé autrement.
Il revoyait le visage de l’aspirant, ce Suédois qui exécutait si naïvement les ordres qu’on lui donnait et qu’il lui arrivait de ne pas comprendre. Et le dos balafré d’Allday.
— Et donc, nous allons la rejoindre, ajouta-t-il durement, aussi vite que vous pouvez !
Le second de la Jacinthe apparut dans l’embrasure. Il annonça, en évitant le regard de Bolitho :
— Nous avons recueilli trente Français, monsieur. Le commandant ne fait pas partie du lot.
Il se tut avant d’ajouter :
— Le pilote pense que le vent a légèrement forci et qu’il vire lentement au suroît.
Inch, le visage renfrogné, répondit d’un simple signe de tête.
— Je crois, dit-il à Bolitho, que vous avez déjà rencontré Mr. MacLean, mon second ?
— Oui, répondit Bolitho en souriant, je l’avais déjà aperçu à bord du Lysandre lorsqu’il était venu à bord avec vous. On dirait qu’il n’y a rien de changé dans la marine. Les lieutenants de vaisseau sont incapables de reconnaître leur commodore, alors que les Commodores se souviennent très bien d’eux !
— Rappelez l’équipage, ordonna Inch à son second, et remettez en route. Ce sera dur, mais je veux que la Jacinthe soit au mouillage au milieu de l’après-midi !
Bolitho alla s’asseoir, il se sentait les jambes en coton.
— Je vais monter sur le pont, si vous le permettez, lui dit Inch – il hésita. Je suis vraiment heureux d’être celui qui vous a retrouvé, monsieur. Le commandant Herrick aurait été ravi que ce fût lui.
Et il quitta précipitamment la chambre.
— Nous avons eu une longue conversation, fit doucement la jeune femme. J’ai trouvé l’histoire du commandant Herrick, le récit de sa vie, très fascinants.
Bolitho la regarda pour la première fois. Elle était jolie, la trentaine sans doute. Elle avait une peau ravissante et des yeux marron qui se mariaient très bien avec la couleur de ses cheveux. Il suffisait de l’entendre parler de Herrick : un amour perdu peut-être, et un amour à offrir ?
— J’ai bien l’intention de le retrouver, madame, lui répondit-il. Dès que je me serai entretenu avec le commandant Farquhar, j’espère que j’en apprendrai plus que ce que je sais pour l’heure !
Sa voix s’était faite dure, ce qui n’était pas dans ses habitudes.
— Je crois que le capitaine de vaisseau Farquhar est un homme dévoré d’ambition.
Il lui sourit, ravi de voir qu’elle comprenait vite les choses.
— Une ambition démesurée ne signifie pas nécessairement que celui qui la possède offre également des compétences inhabituelles, madame. J’aurais dû le comprendre plus tôt. Et je prie le ciel de ne pas l’avoir compris trop tard !
— Pour le commandant Herrick ? demanda-t-elle en se passant la main dans le cou.
— Pour Thomas, madame, et pour beaucoup d’autres.
Allday passa la tête dans la porte.
— Pourriez-vous le laisser se reposer, madame ? Il en a fait autant qu’un régiment pour aujourd’hui.
— Bien sûr – et, quand Allday fut parti : C’est l’un de vos homologues ?
Bolitho se laissa aller dans son siège en secouant négativement la tête. Ses forces l’abandonnaient.
— Non. C’est mon domestique, et c’est un ami. S’il était mon homologue, je crois qu’il deviendrait rapidement mon supérieur. Et cela ferait trop.
Elle le vit fermer les yeux, sa tête commençait à dodeliner au gré des mouvements du bâtiment.
Bolitho n’était pas exactement tel qu’elle l’avait perçu à travers la description de Herrick. Il paraissait plus jeune, pour quelqu’un qui avait tant vécu, qui en avait tant supporté. Un homme sensible, qualité qu’il regardait sans doute comme une faiblesse et qu’il tentait de dissimuler derrière une certaine raideur.
Elle se mit à sourire. Non, elle avait tort. Il était exactement tel que Herrick le lui avait décrit.
Farquhar se tenait immobile près de la porte de toile et observait Bolitho occupé à lire attentivement les dépêches de l’amiral.
Bolitho alla s’asseoir sur le banc. Il se pencha sur les papiers éparpillés par tout le pont entre ses pieds, les coudes posés sur les genoux. On avait posé à côté de lui un morceau de pain frais et une motte de beurre que Manning lui avait fait porter à bord pendant la matinée. Bolitho avait englouti presque toute une miche, tartinant allègrement le pain de beurre. Le tout arrosé, selon les comptes de Farquhar, par sept bonnes tasses de café.
Bolitho leva les yeux, visiblement intrigué.
— Et vous alliez rester planté ici, c’est cela ? – il tapa de la main sur les papiers. Mais vous ne comprenez donc pas ce qu’il y a là-dedans ?
Farquhar le regardait dans les yeux, très calme.
— Si mon évaluation de la situation est différente de la vôtre, monsieur, alors…
Bolitho se mit debout, ses yeux jetaient des éclairs.
— Ne vous lancez pas dans des discours de ce genre, pas avec moi, commandant ! Vous avez lu ces dépêches, vous y avez appris que nous avions pris de l’artillerie et malgré tout cela, vous n’avez rien vu !
Il se redressa, ramassa deux feuilles de papier qu’il jeta sur la table.
— Lisez-les ! Ces canons, ce sont des quarante-cinq-livres. Les militaires en ont essayé un, alors que ce n’était pas vraiment nécessaire.
Il tapait sur la table en cadence avec ce qu’il disait :
— Une pièce de quarante-cinq tire à cinq mille yards. Si ce chiffre vous semble sans importance, c’est que vous êtes un imbécile ! Quelle est la portée du plus gros canon de marine ?
Il gagna la fenêtre et continua d’une voix amère :
— Laissez-moi vous rafraîchir la mémoire. Un trente-deux-livres porte à trois mille yards. Et encore, avec de la chance et un bon chef de pièce.
— Je ne vois aucun rapport avec nos affaires, monsieur, répliqua Farquhar, excédé.
— C’est pourtant évident – il se tourna vers lui : Le peuple français espère obtenir une grande victoire, Après le bain de sang de la Révolution, il pourrait même exiger une grande victoire. Pour s’emparer de l’Egypte, puis des Indes, leur marine doit tout d’abord obtenir la maîtrise des mers. Une fois placée sous la protection de pièces du calibre dont nous parlons, les Français pourraient faire mouiller une armada, que dis-je, plusieurs armadas. Tout vaisseau britannique serait réduit à l’état de planchettes avant même d’avoir pu s’approcher d’eux !
— Des batteries côtières, fit Farquhar en se mordant la lèvre.
— Enfin, commandant ! répondit froidement Bolitho, vous commencez à distinguer les ingrédients.
Quelqu’un frappa à la porte, le factionnaire aboya :
— L’officier de quart, monsieur !
— Faites-le entrer.
Il était sans doute soulagé de cette interruption.
Le lieutenant de vaisseau resta dans la porte :
— Nous avons le Busard à la vue, monsieur. Il arrive par le nord.
— Merci, monsieur Guthrie.
Bolitho retourna s’asseoir et se frotta les yeux.
— Allez chercher mon secrétaire. Je vais lui dicter une dépêche qu’Inch portera à Gibraltar – il avait du mal à dissimuler sa colère. Une dépêche sensiblement différente de la vôtre.
— Je vais faire chercher mon secrétaire, monsieur, répondit Farquhar, impassible. Je crains que le vôtre ne soit toujours à bord du Lysandre.
— Ce sera bien assez pour le moment – et, se dirigeant vers la porte : Je reprendrai le mien lorsque j’aurai récupéré mon navire amiral.
— Mais j’ai fait hisser votre marque sur l’Osiris, monsieur ! s’exclama Farquhar en le regardant sortir.
— Je vois donc ce qu’il en est – il se mit à sourire. Votre marque ou la mienne ? Étiez-vous sûr à ce point que j’étais mort ?
Et il se dirigea vers la descente sans attendre la réponse.
Il trouva Mrs. Boswell qui bavardait avec Pascœ. De voir son neveu lui avait montré à quel point il voulait retrouver Herrick, à quel point ils se manquaient mutuellement.
S’il comprenait trop bien Herrick, c’était entièrement sa faute, sans doute bien plus que celle de Herrick. Il avait cherché avec Farquhar quelque chose de différent, quand les qualités de Herrick crevaient tellement les yeux que personne ne les avait reconnues.
La jeune femme se retourna et lui fit un sourire timide.
— Je suis venu avec le canot pour vous dire au revoir, monsieur – elle passa sa main sous le bras de Pascœ. Nous nous sommes très bien entendus.
— J’en suis certain – et, devinant ce qui se cachait derrière ses paroles : Dès que le Busard sera arrivé, j’ordonnerai à l’escadre, ou du moins à ce qu’il en reste, de lever l’ancre.
Elle avait compris et se dirigea en sa compagnie vers l’échelle.
— Je dois vous laisser, je suis heureuse de voir que vous êtes remis. J’ai quelques notions de médecine, car c’est la fièvre qui a emporté feu mon mari. Sous ces climats, il fait toujours plus chaud à bord qu’à terre. Il a fait très froid en Sicile jusqu’à ces dernières semaines.
Elle le regardait toujours, l’air triste.
— Si vos hommes vous avaient abandonné à Malte ou, pis encore, s’ils vous avaient fait porter à terre, je crains que vous n’eussiez péri.
Un canot attendait à la coupée, et Bolitho aperçut le second de l’Osiris qui jetait des coups d’œil impatients par la porte.
Il reprit :
— J’ai un seul conseil à vous donner, madame Boswell.
Il la guida sur le pont chauffé par le soleil sans voir les regards fixés sur lui et son aspect étrange.
— Si vous ressentez quoi que ce soit pour Thomas Herrick, je vous supplie de lui en parler.
Il la sentit se raidir, elle tenta de dégager sa main. Elle demanda pourtant :
— Est-ce donc si évident ?
— Ce n’est pas un reproche – il détourna le regard pour contempler les pentes verdoyantes de la côte. Mes propres amours ont été trop brèves et je regrette chacune des secondes que j’ai pu en gaspiller. En outre… – il eut un sourire forcé – … je sais que, si vous ne dites rien, Thomas restera aussi muet qu’une nonne dans une pièce remplie de matelots !
— Je m’en souviendrai – et, se tournant vers Pascœ : Faites attention à vous. J’ai le sentiment étrange que quelque chose de grand va vous arriver – elle fut prise d’un frisson. Et je ne suis pas sûre que j’aime cette perspective.
Bolitho la regarda descendre par la chaise avant de retourner à l’arrière pour observer les huniers du Busard qui émergeaient lentement, péniblement, derrière la pointe.
— Cette jeune femme est charmante, lui dit Pascœ, elle me rappelle un peu tante Nancy.
— Oui, c’est vrai.
Bolitho revoyait sa sœur à Falmouth et son fanfaron de mari. Il avait toujours été proche de Nancy, qui, en retour et bien qu’elle fût plus jeune, l’avait toujours protégé comme une mère.
— On dit, continua Pascœ, que Nelson arrive en Méditerranée, monsieur ?
— Je suis content de voir que quelqu’un prend enfin au sérieux les menaces qui se précisent ici. La bataille, car bataille il y aura, sera décisive. C’est pourquoi nous avons énormément de choses à faire avant la tombée du jour.
Il sourit en voyant la tête que faisait Pascœ.
— Qu’y a-t-il, Adam ? Vous n’avez pas envie de voir Nelson débarquer ? C’est le meilleur dont nous disposions, et le plus jeune. Cela seul devrait suffire à vous plaire, à vous !
— L’un des gabiers m’a fait une réflexion, répondit Pascœ en baissant la tête. Il m’a dit que nous avions déjà « notre Nelson à nous ».
— Je n’ai jamais entendu pareille absurdité ! fit Bolitho en prenant le chemin de la descente. Vous devenez aussi bête qu’un domestique de ma connaissance !
Le soir, assis dans la chambre de l’Osiris, endroit auquel il se sentait décidément étranger, Bolitho rédigeait son rapport et ses conclusions. Il écoutait les craquements, les bruits divers que faisait la coque. Le vent forcissait légèrement et avait déjà commencé de venir au noroît. La Jacinthe, qui avait appareillé juste avant la nuit, allait avoir du mal et serait obligée de tirer des bords sans avancer pour autant, ou si peu.
Il revoyait le visage de marbre de Javal lorsqu’il était venu à bord, surpris de voir la marque frappée à bord de l’Osiris, mais également soulagé d’apprendre que Farquhar n’était pas encore commodore en titre.
Il avait expliqué sans nuances que, après n’avoir trouvé personne au point de rendez-vous convenu, il avait appris d’un pêcheur que tout le monde était au mouillage à Syracuse. Il avait alors entrepris une seconde patrouille dans le détroit de Messine. Le vent refusant, il était reparti dans le nord pour tenter d’avoir des nouvelles.
— Je ne vous demande pas de m’en excuser, monsieur, avait-il expliqué ; j’aime bien mon indépendance, mais je n’en abuse pas. Je suis passé à Naples et j’y ai rencontré le ministre britannique. Il fallait bien que je rentre avec un petit quelque chose.
Il s’était un peu détendu en ajoutant :
— Si j’avais su que vous meniez votre propre… euh… votre propre expédition, j’aurais mis le cap directement sur La Valette et je vous aurais sorti de là, chevaliers ou pas !
Javal connaissait trop bien le défaut de la cuirasse. En tant qu’ancien capitaine d’une frégate, Bolitho s’était conduit comme une cervelle brûlée en allant voir Yves Gorse, tout en gardant ses vieux réflexes. Peut-être Javal y avait-il fait allusion pour édulcorer sa propre culpabilité.
Javal avait poursuivi :
— Sir William Hamilton est peut-être âgé, monsieur, il n’en a pas moins une connaissance précise des affaires et il maîtrise magistralement ses sources d’information.
Bolitho signa son rapport, puis regarda la cloison qui lui faisait face. Son vieux sabre jurait avec le panneau sculpté.
Javal ne lui avait fourni qu’une seule nouvelle, Pour être plus précis, il lui avait donné un nom.
Sir William avait été informé, par le truchement de ses associés et de ses espions, que l’homme qui allait faire des semaines et des mois à venir une période décisive était en route pour Toulon. Et cet homme-là n’aimait pas gaspiller son temps à des broutilles.
Il s’appelait Bonaparte.